Plus proches des plaisirs inconnus... |
JOY
DIVISION |
Macclesfield, 17 mai 1980 |
(Disorder) |
(Confusion) |
Ian se lève péniblement
de son fauteuil et éteint la télévision. En général,
les programmes de la BBC ne l’intéressent pas trop l’après-midi,
mais que faire d’autre. Hier soir, il est pourtant resté
littéralement scotché devant son écran en regardant
« La balade de Bruno », un film de Werner Herzog. Cela raconte
l’histoire d’un paumé, un musicien allemand dérivant
lentement à travers les USA, et qui finit par se suicider. Un
très bon film. Ian se dirige vers sa chaîne Hi-Fi, sa vieille
chaîne qui le suit telle une fidèle geisha. Il s’accroupit,
passe son doigt sur les pochettes cartonnées des 33 tours soigneusement
rangés dans l’étagère du bas. Il saisit délicatement
« The Idiot », un de ses albums préférés,
issu de la collaboration de ses deux plus grandes idoles, Iggy Pop et
David Bowie. A part Lou Reed, il n’y a personne qu’il ne
vénère plus que ces deux zigotos là. Les premiers
accords de Sister Midnight s’entrechoquent dans l’esprit
confus de Ian. Il saisit une feuille et commence à écrire
« At this very moment, I just wish I were dead. I can’t
cope anymore ». Une lettre adressée à sa femme,
à sa fille, des phrases s’enchaînant sans réel
sens. Il glisse la lettre dans une enveloppe qu’il dépose
délicatement sur la tablette de la cheminée du salon et
retourne près des enceintes. Des tréfonds de sa mémoire,
des flots d’images de son passé surgissent : son enfance,
déjà à Macclesfield, son overdose à l’âge
de 15 ans, son mariage avec Déborah à 18, la naissance
de sa fille à laquelle il n’a pas assisté, la rencontre
avec Annick. Et puis surtout, il y a le groupe, les enregistrements,
les tournées, ces longues tournées, incessantes, épuisantes,
toujours rythmées par ces affreuses crises d’épilepsies.
Ian est exténué. Il repense à ces folles années
passées, celles où il clamait haut et fort qu’il
ne voulait pas vivre après 20 ans, âge où la jeunesse
éternelle se doit d’être figée par la grande
faucheuse, tout comme pour Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix,
Brian Jones... Ian prend entre ses mains tremblantes la pochette de
The Idiot, et regarde la posture d’Iggy. Celui-ci, mains tendues
vers l’avant et regard fixe, semble lui montrer la voie. «
Vas-y, murmure doucement l’Iguane, vas-y, c’est ton destin,
c’est le chemin, c’est la légende, fais-le ! ».
D’un pas lourd, Ian entre dans la cuisine. De ses orbites creuses
il fixe le crochet du séchoir à linge pendant misérablement
du plafond. Il baisse son regard sur la table de la cuisine, se penche
doucement et attrape d’une main ferme la corde du séchoir.
Il saisit une chaise et la place exactement sous le crochet. Juché
sur son perchoir de fortune, Ian passe la corde dans celui-ci. Suant
à grosses gouttes, les mains moites, il est obligé de
s’y reprendre à trois fois avant de réussir à
former la boucle fatidique. D’une lenteur solennelle, il y passe
sa tête et serre le nœud. Deux minutes plus tard, Ian est
à genoux sur le carrelage de la cuisine, sa tête inclinée
est retenue par la corde, un mince filet de bave coule à la commissure
des ses lèvres à jamais closes. Ian est mort. Ian avait
23 ans. Ian était le chanteur de Joy Division. |
1- Warsaw |
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4 juin 1976. Manchester,
jadis glorieux exemple de l’essor industriel britannique, est
désormais une ville délabrée. La crise économique
et tout ses avatars (chômage, misère sociale, désespoir,
désœuvrement, solitude…) font de cette morne place
le creuset idéal à l’émergence d’un
mouvement en pleine explosion : le punk-rock. Et en ce jour, c’est
un de ses plus éminents représentants, les Sex Pistols,
qui fait une halte au Lesser Free Trade Hall dans le cadre de leur Anarchy
in the UK Tour. Il règne une atmosphère de No Future et
l’impact des chansons-crachats de ce groupe rebelle et cynique
sur la jeunesse mancunienne est très forte, particulièrement
sur quelques personnes présentes ce soir-là : Ian Curtis,
un jeune ouvrier, et deux anciens camarades d’école, Bernard
Sumner et Peter Hook. Tout comme le premier album du Velvet Underground
a engendré au fil des générations de nombreux groupes
de rock, les Sex Pistols, jeu de scène destroy et style agressif
primaire, laissent penser que n’importe qui peut prendre une gratte,
deux baguettes et éructer dans un micro : le rock enfin à
la portée de tous. Ainsi, une dizaine de jour plus tard, Bernard et Peter fondent leur premier groupe, les Stiff Kittens (Chatons Raides – nom trouvé après la fausse couche de la chatte d’Howard Devoto, membre des Buzzcocks). Bernard à la guitare, Peter à la basse et Terry Mason à la batterie passent une annonce. Ian Curtis, grand fan devant l’éternel d’Iggy Pop et du Velvet, va y répondre et devenir leur chanteur. Tous quatre se lancent à corps perdu dans le punk rock, et y consacrent tous leurs week-end, reprenant l’ultra-classique Louie Louie à la sauce Iggy, et le fameux Sister Ray, tout en composant leurs premiers morceaux Le 29 mai 1977, le groupe fait ses premiers vrais grands débuts sur la scène de l’Electric Club sous le nom de Warsaw. Enfin, presque tout le groupe, car Terry a jeté l’éponge, cédant la place à Tony Tabac, un batteur recruté à la dernière minute. Evidemment, ils ne sont pas au point. Et Ian, essayant de se démener sur scène comme l’Iguane période Stooges avec moult déhanchements furieux, invectivant le public, se roulant dans du verre brisé, est plus pathétique qu’impressionnant. La critique est féroce, mais un journaliste du New Musical Express, Paul Morley, perçoit à travers leur évident amateurisme une étincelle, quelque chose de prometteur. Adieu Stiff Kittens, bonjour Warsaw ! C’est sous se nouveau patronyme que le groupe enchaîne les tournées dans les clubs de la ville avec un nouveau batteur : Steve Brotherdale. C’est donc logiquement que Warsaw enregistre aux Pennine Sound Studios une démo sur cassette le 18 juillet 1977. Cette démo comporte cinq titres : Gutz, The Kill, At A Later Date, Inside The Line et You’re No Good For Me. Mais Steve va partir rejoindre The Panik, laissant Warsaw à nouveau sans batteur. Une petite annonce permet de recruter celui qui va assurer la section rythmique de façon définitive : Steve Morris. L’édifice est en place, mais niveau notoriété, c’est encore plus bas que terre. |
2- Disorder |
(Leaders of men) |
(Les chefs de guerre) |
Le 2 octobre
1977, l’Electric Club, où le groupe a débuté,
ferme ses portes. Warsaw, invité à joué le premier
jour, est finalement déplacé le deuxième soir,
avec les Buzzcocks et The Fall. Cette décision affecte un Ian
Curtis hypersensible et profondément anxieux. Au début
de leur interprétation de At a later date, Bernard Sumner hurle
: « Vous avez tous oublié Rudolph Hess ! ». Cette
phrase, qui rend perplexe la plupart des personnes présentes,
marque le début de supposées relations ambiguës entre
le groupe et le nazisme. Warsaw enregistre son premier 45 tours le 14 décembre 1977. Les quatre titres retenus sont Warsaw, No Love Lost, Leaders Of Men et Failures. Le résultat est assez catastrophique, et Peter Hook déclarera : « quand on l’a écouté, mon Dieu ! C’était le moment le plus déprimant de ma vie, c’était horrible. » Le disque sera tout de même commercialisé à 5000 exemplaires sous le nom An Ideal For Living. Ils rejoignent alors Londres, mais là-bas, un autre groupe tourne déjà sous le nom de Warsaw Pakt. Il faut donc changer de nom. Warsaw est mort, vive Joy Division. Le nom a été trouvé par Peter dans le livre « House of Dolls », le journal d’une jeune juive rescapée de la Division de la Joie (traduction littérale), le bordel mis à la disposition des officiers dans les camps de concentration. Un passage de ce livre où il est question d’expériences génético-chirurgicales a également inspiré la chanson No Love Lost. Le choix du nom Joy Division est un pas de plus dans les relations troubles avec le nazisme, mais comme l’affirme Bernard Sumner : « Nous ne sommes pas fascistes ». Ils le prouveront par la suite. |
3- Insight |
(Transmission) |
(Retransmission) |
Le succès n’étant
pas encore à l’ordre du jour, chaque membre du groupe a décidé
de conserver son emploi, Ian Curtis quittant son job d’ouvrier pour
devenir vendeur dans le magasin de disque Virgin. Mais là où
Warsaw a échoué, Joy Division se doit de réussir. Tous
en ont conscience et s’accordent trois mois de maturation et d’intense
réflexion. Ce temps accordé aboutira entre autres à l’éclosion
de quatre petits joyaux : Exercise One, Ice Age, Digital et Glass.
Le 14 avril 1978, Joy Division participe au Sliff Test / Chiswick Challenge.
Leur prestation n’est pas une réussite, mais ils ont le mérite
de se faire remarquer par Tony Wilson, le présentateur sur Granada
TV de l’émission So it goes. Une autre personne importante pour
l’avenir de Joy Division est présente : Rob Gretton, leur futur
manager. Ce dernier est impressionné par leur hargne sur scène.
Le premier album de Joy Division est officiellement enregistré le 1er
mai 1978 (en fait le 4, le contrat étant anti-daté). Le groupe
s’investit de plus en plus dans sa musique, et Ian a énormément
travaillé sa voix. Celle-ci, désormais plus sombre, voire caverneuse,
semble mettre en lumière un grand chamboulement interne souligné
par une avalanche sonore de cordes et de percussions. Cependant quelques points
de désaccords persistent avec le producteur John Anderson, celui-ci
s’entêtant à ajouter d’indigestes nappes de synthétiseurs
afin d’obtenir un son plus professionnel.
Tony Wilson, dont nous avons déjà parlé auparavant, créé
le 8 juin 1978 sa propre salle de concert, la Factory I. Cette nouvelle Factory
(Factory est également le nom de l’atelier-studio de cinéma-salle
de concert-squat d’Andy Warhol) deviendra une des salles mythiques de
Manchester. Et pour l’inauguration, Joy Division y joue aux côtés
des Buzzcocks, Durutti Column et Cabaret Voltaire. Ils ont passé quelques
mois à bien mûrir leur style et sont parvenu, avec l’aide
de Rob Gretton, à bloquer la sortie de leur album. Celui-ci circulera
dans le marché pirate sous le nom Warsaw. La maturation de Joy Division
s’exprime également sur scène, où, naguère
méprisé, ils jouent désormais sous les ovations d’un
public conquis. Et les critiques qui crachaient sur le punk bâtard de
Warsaw succombent alors aux charmes de l’originalité de Joy Division.
4- Leaders of men |
(New Dawn Fades) |
(La nouvelle aube pâlit) |
Créer sa salle ne suffit pas
à Tony Wilson. En cette fin d’année 1978, il fonde avec
Alan Erasmus son propre label qu’il nomme… Factory. Joy Division
le rejoint et accueille en son sein le producteur qui va tout changer : Martin
Hannett. From now on, the black heart got his soul !
Martin apporte tout son savoir de chimiste de formation pour véritablement
distiller le son selon son credo : « Aller trop loin pour sentir jusqu’où
on peut aller ». Travailleur autodidacte, génie fou et colérique,
il s’enferme seul dans son laboratoire expérimental pour exploiter
la quintessence du son brut et des mélopées répétitives
du groupe. Il tente d’illustrer des textes où planent un Ian
Curtis rongé par l’angoisse et la douleur existentielle, les
ténèbres dans lesquelles il se voit entraîné et
la lumière rédemptrice à laquelle il aspire. Ce jeune
père au sortir de l’adolescence est véritablement terrorisé
par le monde qui l’entoure. Les troubles psychologiques d’un être
aussi complexe et complexé se retrouvent dans les premières
d’une longue lignée de crises d’épilepsie qui ponctueront
sa vie jusqu’à son issue fatale.
5- Day of the Lords |
(She’s lost control) |
(Elle a perdu le contrôle) |
1979 est une année féconde pour Joy Division. Ils passent tout
d’abord le 31 janvier aux fameuses Sessions de John Peel, où
ils interprètent Exercise One, Insight, Transmission et She’s
Lost Control. L’ensemble est tout de même assez terne. Ils enchaînent
par une série de concerts et enregistrent une nouvelle démo,
produite par Martin Hannett, chez Genetic Records. Le résultat saute
aux yeux et aux oreilles : Joy Division a besoin de Martin pour exister. Martin
Hannett est devenu le cinquième membre du groupe, l’éminence
noire de Joy Division. Ensemble, ils sont prêts pour le premier album
officiel.
L’enregistrement s’effectue aux Strawberry Studios de Stockport
sous la direction de Martin Hannett. Et c’est un travail acharné
qui aboutit à l’éclosion de quinze titres. La tension
électrique dégagée par le groupe, la voix sublimement
fantomatique de Ian, les sons ciselés par Martin, tout est là
pour « recréer cette obscurité millénaire, le vide,
le peur de la nuit, les lumières, la pluie » (Martin Hannett).
C’est une part de l’âme de Joy Division qui a été
capturée et emprisonnée sur bande magnétique. Et cette
ambiance de sinistrose se retrouve sur scène, où un Ian Curtis
isolé semble incarner, à travers un discret éclairage
(pour ne pas déclencher de crise d’épilepsie), le malaise
social qui perdure. Jadis punk-rocker de seconde zone gauche et surexcité,
Ian offre désormais sur scène une silhouette frêle et
délicate agitée de soubresauts spasmodiques, une voix neutre
et puissante, et des yeux vides et délavés par lesquels transpirent
sa propre anxiété et celle de l’humanité toute
entière. Ian, pantin désarticulé, exécute sa danse
macabre avec une morbide obscénité pour supporter sur ses épaules
tous les malheurs du monde. Monde qui le lui rend bien, car désormais
Joy Division est devenu une véritable tête d’affiche et
rencontre le succès dans toutes les villes où il passe : Londres,
Leeds, Brighton, Sheffield et bien évidemment Manchester. Pour citer
Steve Taylor du Melody Maker : « Joy Division transcenda la soirée
avec la frénésie extrême de leur prestation… Paroles
d’apocalypse, désespoir et fragmentation, voilà leur musique
qui agit comme un exorcisme de la passivité et de la négligence,
si proche de la résurrection de l’esprit primordial du rock tel
que je l’espère depuis longtemps. »
6- Heart and Soul |
(The Sound of Music) |
(Le son de la musique) |
Série de Fourier blanche en 3D sur fond noir : voici enfin courant
juillet 1979 le premier album de Joy Division : Unknown Pleasures. Les maîtres
mots de cet album sont spleen, confusion, désordre, malaise et beauté
glaciale. La quintessence de Joy Division après deux ans de dur labeur.
Une véritable réussite pour une bande d’amateurs dans
le sens noble du terme (Ian travaille alors à l’ANPE de Manchester
et Peter est tantôt docker, tantôt cuisinier dans un camp scout).
L’atmosphère imprégnant l’album, et que Baudelaire
n’aurait pas dédaigné, laisse une impression sournoise
de pesanteur oppressante, étouffante, angoissante. Oyez toutes et tous,
la Cold Wave vient de naître, drapée dans ses magnifiques volutes
glacées et impérieuses. Toute la souffrance de Ian Curtis, propulsée
par sa voix d’outre tombe et ses textes époustouflants, navigue
aux seins des flots sonores sombres et sournois de la basse proéminente
de Peter Hook, qui relègue au second plan les riffs lames de rasoir
de Bernard Sumner et les roulements hypnotiques de Stephen Morris. Quant au
travail de Martin Hannett, il est tout simplement splendide, tant il a su
apporter à l’ensemble une texture dense et somnambulique, en
enregistrant les instruments ensemble et non séparément, et
en ajoutant quelques sonorités bien senties, telles que des bris de
verre ou des grincements de câbles d’ascenseur. Quant aux critiques,
elles sont unanimes : Unknown Pleasures est le meilleur album rock du moment.
7- New Dawn Fades |
(Dead Souls) |
(Les âmes mortes) |
La succession intense des concerts (dont celui de l’Electric Ballroom
de Londres qui attirera 1200 personnes) provoque fatigue et énervement
au sein du groupe. Sur scène, Peter éjecte d’un violent
coup de pied un photographe trop empressé. Ian est lui tiraillé
entre deux mondes. D’un côté : sa femme, sa fille et un
job qu’il exècre. En face : l’univers vampirique d’un
Joy Division qui absorbe en succion régulière toute son énergie,
sa folie créatrice et son mal-être pour le recracher à
la face du monde. Mener deux existences en parallèle n’est plus
possible, et en septembre, chaque membre du groupe quitte son travail. Joy
Division devient un groupe professionnel, comme ceux avec qui ils participent
au festival Futurama : A Certain Ratio, Public Image Limited (le nouveau groupe
de Johnny Rotten), Orchestral Manœuvres In The Dark. Leur performance
est une fois de plus acclamée par la presse musicale, mis à
part quelques journalistes tels que Dave McCullough, qui les accable d’hypocrisie
et d’étroitesse d’esprit. La réponse de Peter tiendra
en deux mots : « Fuck off !!! ». Mais Ian, lui, ne joue pas, et
c’est dans un grand état d’épuisement et de confusion
qu’il termine chaque concert.
Avant de reprendre la route pour assurer la première partie de la tournée
britannique des Buzzcocks, Joy Division donne un concert d’anthologie
à la Factory I. Peu avant de montée sur scène, Ian est
victime d’une de ses énièmes crises d’épilepsie.
Alors que le manager de la salle s’apprête à annuler le
concert, Ian, à peine remis, fini par se remettre sur ses jambes et
déclare que tout ira bien. La tension régnant alors se répercute
sur la performance du groupe et Joy Division fournira une de ses meilleures
prestations, à peine entachée par l’assaut hargneux de
Peter Hook, frappant avec sa basse un spectateur monté sur scène,
avant de la jeter à terre et de regagner les loges visiblement en colère.
8- Dead Souls |
(Digital) |
(Digital) |
Lors de la tournée qui s’en suit, Joy Division éclipse
totalement les Buzzcocks, les balayant quasiment hors de scène, jouant
même près d’une heure de rappel à l’Appolo
Theatre de Manchester. Le groupe d’Howard Devoto et Peter Shelley s’est
même retrouvé devant des salles se vidant à moitié,
invraisemblable pour une tête d’affiche ! En parallèle,
un nouveau 45 tours vient à paraître : Transmission, avec Novelty
en face B. A la fin de cette chevauchée harassante, les Buzzcocks,
visiblement masochistes ou pas du tout rancuniers, proposent à Joy
Division d’assurer la première partie de leur tournée
américaine. L’accord est entendu, et le Nouveau Monde est désormais
à portée des quatre compères enthousiastes. Mais il sera
dit que Joy Division ne verra jamais l’Amérique.
Le 16 novembre 1979, Joy Division enregistre pour la deuxième fois
les Sessions de John Peel. Le résultat est de loin supérieur
à leur premier essai, et ils en profitent pour faire découvrir
deux nouvelles chansons : 24 Hours et le fameux Love Will Tear Us Apart, peut-être
la chanson d’amour la plus glaçante de tous les temps. Afin de
se préparer à la découverte de l’Amérique,
Joy Division entame une tournée en Europe, débutant le 18 décembre
1979 à Paris aux Bains-Douches. Ils passent ensuite par la Hollande,
où, faute de groupe pour assurer la première partie, ils font
deux concerts par soir. Viennent ensuite la Belgique et l’Allemagne
de l’Ouest. Lors de cette tournée à l’organisation
précaire, Ian multiplie malaises et crises. Ce qui ne les empêche
pas d’assurer chaque soir un concert différent du précédent
en puisant au plus profond d’eux-mêmes. Le marathon achevé,
le groupe se retrouve en studio pour composer de nouveaux titres : Komakino,
Heart And Soul, Incubation, As You Said. L’orientation des textes, nourrie
de l’épuisement physique de Curtis, se rapproche toujours plus
d’une vision noire, pessimiste, désespérée, nihiliste.
La Mort est devenue la nouvelle fiancée du groupe.
Arrivent ensuite les titres These Days, Sound Of Music et la première
version de Love Will Tear Us Apart. Martin Hannett en profite pour se livrer
à de nouvelles expériences, destinées à mettre
en avant le côté obscur de Joy Division. Derrière ce travail,
leur prochain album commence à se profiler.
9- Atrocity Exhibition |
(Love Will Tear Us Apart) |
(L’amour nous déchirera) |
Aux derniers balbutiements de cette prolifique année, Joy Division
collabore avec Jean-Pierre Turmel, fondateur du fanzine « Sordide Sentimental
», dans l’élaboration d’un disque concept rapprochant
le groupe des Romantiques allemands. Il se présente sous la forme d’un
45 tours, Licht und Blindheit, commercialisé en mars 1980 uniquement
en France et à 1578 exemplaires. Il contient deux titres inédits
: Atmosphere et Dead Souls. Cette parution coïncide avec la fin de l’enregistrement
de leur second album le 30 mars 1980 : Closer.
Suivent, selon la routine habituelle, quelques concerts, dont un épique
donné au Rainbow Theatre en première partie des Stranglers.
Ce soir là, malgré les protestations de Ian, l’éclairage
est particulièrement fort. Et ce qui devait arriver s’est produit.
Vers la fin du concert, Ian, traversé de violents spasmes, s’écroule,
bavant et suffocant, sur la batterie de Steve Morris. Le public, croyant à
une mise en scène finale, clame à grands cris son enthousiasme
tandis que le chanteur est traîné hors de scène en pleine
crise de convulsions.
En préparation de la tournée américaine, qui doit débuter
par New-York, la ville du Velvet Underground, huit concerts sont programmés
dans le nord de l’Angleterre. Mais dans un souci de préserver
la santé précaire de leur chanteur, seulement cinq seront joués,.
Et dans les cinq restants, certains seront tronqués, comme celui de
Bury où Ian ne peut interpréter que deux titres avant de s’éclipser,
laissant Terry Mason, Bob Gretton et Peter Hook se défendre à
grands coups de poings et d’instruments face à une horde de skinheads
frustrés.
Un nouveau 45 tours sort le 18 avril 1980. Il contient les titres Komakino,
Incubation et As You Said. Ceci permet aux fans de patienter avant la sortie
de Closer. Le dernier concert de Joy Division a lieu à Birmingham le
2 mai. Le groupe y joue un nouveau titre, Ceremony, exécuté
d’une voix spectrale par un Curtis à la silhouette agonisante.
Une fois de plus, il sera évacué de scène, laissant le
reste du groupe achever seul près de la moitié du set.
10- A Means to an End |
(Atrocity Exhibition) |
(Le Musée des Horreurs) |
Joy Division a tout pour réussir : les ovations des critiques, le succès
auprès du public, une tournée outre-manche planifiée,
mais le destin devait continuer de s’inscrire d’une plume noire
anthracite sur le grand rouleau universel avec le suicide de leur chanteur
charismatique. La mort de Ian Curtis sera datée officiellement du 18
mai 1980. Il sera incinéré et enterré à Macclesfield,
sa ville de naissance, le 23 mai. A l’annonce de sa mort, John Peel
diffusera le 19 mai Atmosphere sur les ondes. Les autres membres du groupes
sont abasourdis, Martin Hannett est lui très affecté par la
disparition de son alter-ego. Mais Joy Division continue à vivre, et
le 45 tours Love Will Tear Us Apart sort avec les deux versions de la chanson
titre et These Days.
Puis, en juillet, paraît enfin Closer. La pochette prête à
polémique : pourquoi choisir cette représentation saisissante
d’un deuil alors que le cadavre de Ian Curtis est encore chaud ? Tout
simplement parce que c’est l’ensemble de l’album qui s’inscrit
sous le signe du deuil, froid comme la glace, brûlant comme la braise.
L’association Hannett-Curtis a su mettre en avant un atmosphère
magnifique imprégnée de noirceur extrême. Les arrangements
exploitent au mieux les assises rythmiques du duo Hook-Morris soulignés
par les riffs aigus de Sumner. Hannett a ajouté sa petite touche personnelle,
mélangeant sons urbains, distorsions et nappes glacées de synthétiseurs,
essayant des bricolages tels que la fixation de dômes de plâtre
sur les toms de la batterie (amplifiant les rebonds de manière inquiétante),
mettant en relief la voix de Curtis, plus dépressive que jamais. Ce
n’est plus un enregistrement, Ian Curtis semble chanter directement
depuis l’au-delà. Son fantôme hante le vinyle. Ce disque-testament
est un ticket vers le musée des angoisses profondes, des cauchemars
kafkaïens, d’une humanité qui disparaît note après
note. Plus que chanter le malaise, il devient la désincarnation du
mal-être fusionné à la beauté de l’Univers.
Closer est l’enfant de Curtis accouché par Hannett, qui l’a
affirmé : « J’ai fait ce disque pour qu’on souffre
en l’écoutant. »
L’avis des critiques est à nouveau unanime, et chaque article
encensant l’album est une pierre de plus ajouté au mausolée
dressé en mémoire de Ian Curtis. Triste à dire, mais
avec sa mort, c’est Joy Division qui a gagné une certaine crédibilité,
de celles menant au Panthéon du Rock.
11- Ceremony |
(Atmosphere) |
(Atmosphère) |
Curtis est entré dans l’arène, seul. Les torsions de son
corps fragile ne sont plus. Ses comparses désormais livrés à
eux-mêmes n’ont pas l’intention de baisser les bras. Ils
prennent aux claviers une de leurs fans, Gillian Gilbert, et fondent le groupe
de référence de la musique électronique : New Order.
Encore un nom prêtant à polémique. Ils sont incorrigibles
! Quant à Martin Hannett, il ne s’est jamais remis de la mort
de Ian. Certes il continuera son travail de producteur avec New Order (sur
l’album Movement), ainsi qu’avec les Stone Roses et les Happy
Mondays, mais le cœur n’y est plus.
Mais même éteint, la discographie de Joy Division continue de
croître, avec la sortie de Still en août 1981, un double album
de titres studios et live, et celle de Substance en juillet 1988, album compilation
regroupant leurs singles. Sortiront également quelques albums live,
tel que celui enregistré aux Bains-Douches, ainsi que l’enregistrement
des deux Peel Sessions.
En plus de trois ans d’existence, et avec seulement deux albums, Joy
Division aura révolutionné l’histoire du Rock. Ils ont
innové, et ouvert une brèche dans lequel de nombreux groupes
vont s’engouffrer, tels que Depeche Mode, U2 ou Echo and the Bunnymen.
Et ce n’est pas étonnant non plus que Joy Division soit devenu
une des références des premiers mouvements gothiques, au même
titre que The Cure, Siouxsie And The Banshes , Bauhaus ou les Sisters Of Mercy.
Discographie |
|||
Unknown
Pleasures |
Closer |
Substance
|
Still |
Disorder |
Atrocity Exhibition |
Warsaw Leaders of Men Digital Autosuggestion Transmission She’s Lost Control Incubation Dead Souls Atmosphere Love Will Tear Us Apart No Love Lost Failures Glass From Safety to Where Novelty Komakino These Days |
Exercise One |
Pour ceux qui veulent en savoir plus, on peut citer deux livres tout à fait intéressants :
Joy Division, Lumière et Ténèbres par Fabien Ralon aux éditions Camion Blanc (livre retraçant l’histoire du groupe)
Ian Curtis, Joy Division, Histoire d’une vie par Deborah Curtis, l’épouse de Ian, toujours aux éditions Camion Blanc (biographie de Ian Curtis, accompagné des textes des chansons de Joy Division en anglais et en français)
On peut également citer le superbe film de Michael Winterbottom : 24 hour party people, centré sur la personnalité de Tony Wilson, retraçant des premières aux dernières heures de la Factory, plus particulièrement le travail avec Joy Division, New Order et les Happy Mondays.
ZeRipper |