Plus proche des plaisirs inconnus - JOY DIVISION

 


Plus proches des plaisirs inconnus...

JOY DIVISION

 

 

 

 

Macclesfield, 17 mai 1980
I've got the spirit but lose the feeling

(Disorder)

J'ai l'esprit, mais j'ai perdu la sensation

(Confusion)






 

 

 

Ian se lève péniblement de son fauteuil et éteint la télévision. En général, les programmes de la BBC ne l’intéressent pas trop l’après-midi, mais que faire d’autre. Hier soir, il est pourtant resté littéralement scotché devant son écran en regardant « La balade de Bruno », un film de Werner Herzog. Cela raconte l’histoire d’un paumé, un musicien allemand dérivant lentement à travers les USA, et qui finit par se suicider. Un très bon film. Ian se dirige vers sa chaîne Hi-Fi, sa vieille chaîne qui le suit telle une fidèle geisha. Il s’accroupit, passe son doigt sur les pochettes cartonnées des 33 tours soigneusement rangés dans l’étagère du bas. Il saisit délicatement « The Idiot », un de ses albums préférés, issu de la collaboration de ses deux plus grandes idoles, Iggy Pop et David Bowie. A part Lou Reed, il n’y a personne qu’il ne vénère plus que ces deux zigotos là. Les premiers accords de Sister Midnight s’entrechoquent dans l’esprit confus de Ian. Il saisit une feuille et commence à écrire « At this very moment, I just wish I were dead. I can’t cope anymore ». Une lettre adressée à sa femme, à sa fille, des phrases s’enchaînant sans réel sens. Il glisse la lettre dans une enveloppe qu’il dépose délicatement sur la tablette de la cheminée du salon et retourne près des enceintes. Des tréfonds de sa mémoire, des flots d’images de son passé surgissent : son enfance, déjà à Macclesfield, son overdose à l’âge de 15 ans, son mariage avec Déborah à 18, la naissance de sa fille à laquelle il n’a pas assisté, la rencontre avec Annick. Et puis surtout, il y a le groupe, les enregistrements, les tournées, ces longues tournées, incessantes, épuisantes, toujours rythmées par ces affreuses crises d’épilepsies. Ian est exténué. Il repense à ces folles années passées, celles où il clamait haut et fort qu’il ne voulait pas vivre après 20 ans, âge où la jeunesse éternelle se doit d’être figée par la grande faucheuse, tout comme pour Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Brian Jones... Ian prend entre ses mains tremblantes la pochette de The Idiot, et regarde la posture d’Iggy. Celui-ci, mains tendues vers l’avant et regard fixe, semble lui montrer la voie. « Vas-y, murmure doucement l’Iguane, vas-y, c’est ton destin, c’est le chemin, c’est la légende, fais-le ! ». D’un pas lourd, Ian entre dans la cuisine. De ses orbites creuses il fixe le crochet du séchoir à linge pendant misérablement du plafond. Il baisse son regard sur la table de la cuisine, se penche doucement et attrape d’une main ferme la corde du séchoir. Il saisit une chaise et la place exactement sous le crochet. Juché sur son perchoir de fortune, Ian passe la corde dans celui-ci. Suant à grosses gouttes, les mains moites, il est obligé de s’y reprendre à trois fois avant de réussir à former la boucle fatidique. D’une lenteur solennelle, il y passe sa tête et serre le nœud. Deux minutes plus tard, Ian est à genoux sur le carrelage de la cuisine, sa tête inclinée est retenue par la corde, un mince filet de bave coule à la commissure des ses lèvres à jamais closes. Ian est mort. Ian avait 23 ans. Ian était le chanteur de Joy Division.

 

1- Warsaw

I was there in the back stage
When the first light came around

(Warsaw)

J’étais quelque part dans la pénombre
Lorsqu’à surgit la première lumière

(Warsaw)

 

 

 

 


4 juin 1976. Manchester, jadis glorieux exemple de l’essor industriel britannique, est désormais une ville délabrée. La crise économique et tout ses avatars (chômage, misère sociale, désespoir, désœuvrement, solitude…) font de cette morne place le creuset idéal à l’émergence d’un mouvement en pleine explosion : le punk-rock. Et en ce jour, c’est un de ses plus éminents représentants, les Sex Pistols, qui fait une halte au Lesser Free Trade Hall dans le cadre de leur Anarchy in the UK Tour. Il règne une atmosphère de No Future et l’impact des chansons-crachats de ce groupe rebelle et cynique sur la jeunesse mancunienne est très forte, particulièrement sur quelques personnes présentes ce soir-là : Ian Curtis, un jeune ouvrier, et deux anciens camarades d’école, Bernard Sumner et Peter Hook. Tout comme le premier album du Velvet Underground a engendré au fil des générations de nombreux groupes de rock, les Sex Pistols, jeu de scène destroy et style agressif primaire, laissent penser que n’importe qui peut prendre une gratte, deux baguettes et éructer dans un micro : le rock enfin à la portée de tous.
Ainsi, une dizaine de jour plus tard, Bernard et Peter fondent leur premier groupe, les Stiff Kittens (Chatons Raides – nom trouvé après la fausse couche de la chatte d’Howard Devoto, membre des Buzzcocks). Bernard à la guitare, Peter à la basse et Terry Mason à la batterie passent une annonce. Ian Curtis, grand fan devant l’éternel d’Iggy Pop et du Velvet, va y répondre et devenir leur chanteur. Tous quatre se lancent à corps perdu dans le punk rock, et y consacrent tous leurs week-end, reprenant l’ultra-classique Louie Louie à la sauce Iggy, et le fameux Sister Ray, tout en composant leurs premiers morceaux
Le 29 mai 1977, le groupe fait ses premiers vrais grands débuts sur la scène de l’Electric Club sous le nom de Warsaw. Enfin, presque tout le groupe, car Terry a jeté l’éponge, cédant la place à Tony Tabac, un batteur recruté à la dernière minute. Evidemment, ils ne sont pas au point. Et Ian, essayant de se démener sur scène comme l’Iguane période Stooges avec moult déhanchements furieux, invectivant le public, se roulant dans du verre brisé, est plus pathétique qu’impressionnant. La critique est féroce, mais un journaliste du New Musical Express, Paul Morley, perçoit à travers leur évident amateurisme une étincelle, quelque chose de prometteur.
Adieu Stiff Kittens, bonjour Warsaw ! C’est sous se nouveau patronyme que le groupe enchaîne les tournées dans les clubs de la ville avec un nouveau batteur : Steve Brotherdale. C’est donc logiquement que Warsaw enregistre aux Pennine Sound Studios une démo sur cassette le 18 juillet 1977. Cette démo comporte cinq titres : Gutz, The Kill, At A Later Date, Inside The Line et You’re No Good For Me. Mais Steve va partir rejoindre The Panik, laissant Warsaw à nouveau sans batteur. Une petite annonce permet de recruter celui qui va assurer la section rythmique de façon définitive : Steve Morris. L’édifice est en place, mais niveau notoriété, c’est encore plus bas que terre.

2- Disorder
Born from some mothers womb
Just like any other room
Made a promise for a new life
Made a victim out of your life

(Leaders of men)

Sortis de quelconques entrailles
Ou d’ailleurs
Ils ont fait la promesse d’une vie nouvelle
Ils ont fait de toi une victime

(Les chefs de guerre)







 

 

Le 2 octobre 1977, l’Electric Club, où le groupe a débuté, ferme ses portes. Warsaw, invité à joué le premier jour, est finalement déplacé le deuxième soir, avec les Buzzcocks et The Fall. Cette décision affecte un Ian Curtis hypersensible et profondément anxieux. Au début de leur interprétation de At a later date, Bernard Sumner hurle : « Vous avez tous oublié Rudolph Hess ! ». Cette phrase, qui rend perplexe la plupart des personnes présentes, marque le début de supposées relations ambiguës entre le groupe et le nazisme.
Warsaw enregistre son premier 45 tours le 14 décembre 1977. Les quatre titres retenus sont Warsaw, No Love Lost, Leaders Of Men et Failures. Le résultat est assez catastrophique, et Peter Hook déclarera : « quand on l’a écouté, mon Dieu ! C’était le moment le plus déprimant de ma vie, c’était horrible. » Le disque sera tout de même commercialisé à 5000 exemplaires sous le nom An Ideal For Living. Ils rejoignent alors Londres, mais là-bas, un autre groupe tourne déjà sous le nom de Warsaw Pakt. Il faut donc changer de nom. Warsaw est mort, vive Joy Division. Le nom a été trouvé par Peter dans le livre « House of Dolls », le journal d’une jeune juive rescapée de la Division de la Joie (traduction littérale), le bordel mis à la disposition des officiers dans les camps de concentration. Un passage de ce livre où il est question d’expériences génético-chirurgicales a également inspiré la chanson No Love Lost. Le choix du nom Joy Division est un pas de plus dans les relations troubles avec le nazisme, mais comme l’affirme Bernard Sumner : « Nous ne sommes pas fascistes ». Ils le prouveront par la suite.

3- Insight
No language, just sound, that’s all we need now
To synchronize love to the beat of the show
And we could dance

(Transmission)

Aucun langage, uniquement le son, c’est tout ce dont nous avons besoin maintenant
Pour synchroniser l’amour au rythme du spectacle
Et on pourrait danser

(Retransmission)








 

 

 

Le succès n’étant pas encore à l’ordre du jour, chaque membre du groupe a décidé de conserver son emploi, Ian Curtis quittant son job d’ouvrier pour devenir vendeur dans le magasin de disque Virgin. Mais là où Warsaw a échoué, Joy Division se doit de réussir. Tous en ont conscience et s’accordent trois mois de maturation et d’intense réflexion. Ce temps accordé aboutira entre autres à l’éclosion de quatre petits joyaux : Exercise One, Ice Age, Digital et Glass.
Le 14 avril 1978, Joy Division participe au Sliff Test / Chiswick Challenge. Leur prestation n’est pas une réussite, mais ils ont le mérite de se faire remarquer par Tony Wilson, le présentateur sur Granada TV de l’émission So it goes. Une autre personne importante pour l’avenir de Joy Division est présente : Rob Gretton, leur futur manager. Ce dernier est impressionné par leur hargne sur scène.
Le premier album de Joy Division est officiellement enregistré le 1er mai 1978 (en fait le 4, le contrat étant anti-daté). Le groupe s’investit de plus en plus dans sa musique, et Ian a énormément travaillé sa voix. Celle-ci, désormais plus sombre, voire caverneuse, semble mettre en lumière un grand chamboulement interne souligné par une avalanche sonore de cordes et de percussions. Cependant quelques points de désaccords persistent avec le producteur John Anderson, celui-ci s’entêtant à ajouter d’indigestes nappes de synthétiseurs afin d’obtenir un son plus professionnel.
Tony Wilson, dont nous avons déjà parlé auparavant, créé le 8 juin 1978 sa propre salle de concert, la Factory I. Cette nouvelle Factory (Factory est également le nom de l’atelier-studio de cinéma-salle de concert-squat d’Andy Warhol) deviendra une des salles mythiques de Manchester. Et pour l’inauguration, Joy Division y joue aux côtés des Buzzcocks, Durutti Column et Cabaret Voltaire. Ils ont passé quelques mois à bien mûrir leur style et sont parvenu, avec l’aide de Rob Gretton, à bloquer la sortie de leur album. Celui-ci circulera dans le marché pirate sous le nom Warsaw. La maturation de Joy Division s’exprime également sur scène, où, naguère méprisé, ils jouent désormais sous les ovations d’un public conquis. Et les critiques qui crachaient sur le punk bâtard de Warsaw succombent alors aux charmes de l’originalité de Joy Division.

 


4- Leaders of men
A change of speed, a change of style
A change of scene, with no regrets

(New Dawn Fades)

Un changement de rythme, un changement de style
Un changement de décor, sans aucun regret

(La nouvelle aube pâlit)

 

 

 


 

Créer sa salle ne suffit pas à Tony Wilson. En cette fin d’année 1978, il fonde avec Alan Erasmus son propre label qu’il nomme… Factory. Joy Division le rejoint et accueille en son sein le producteur qui va tout changer : Martin Hannett. From now on, the black heart got his soul !
Martin apporte tout son savoir de chimiste de formation pour véritablement distiller le son selon son credo : « Aller trop loin pour sentir jusqu’où on peut aller ». Travailleur autodidacte, génie fou et colérique, il s’enferme seul dans son laboratoire expérimental pour exploiter la quintessence du son brut et des mélopées répétitives du groupe. Il tente d’illustrer des textes où planent un Ian Curtis rongé par l’angoisse et la douleur existentielle, les ténèbres dans lesquelles il se voit entraîné et la lumière rédemptrice à laquelle il aspire. Ce jeune père au sortir de l’adolescence est véritablement terrorisé par le monde qui l’entoure. Les troubles psychologiques d’un être aussi complexe et complexé se retrouvent dans les premières d’une longue lignée de crises d’épilepsie qui ponctueront sa vie jusqu’à son issue fatale.


5- Day of the Lords
Confusion in her eyes that says it all
She’s lost control

(She’s lost control)

Le trouble dans son regard exprime tout
Elle a perdu le contrôle

(Elle a perdu le contrôle)










1979 est une année féconde pour Joy Division. Ils passent tout d’abord le 31 janvier aux fameuses Sessions de John Peel, où ils interprètent Exercise One, Insight, Transmission et She’s Lost Control. L’ensemble est tout de même assez terne. Ils enchaînent par une série de concerts et enregistrent une nouvelle démo, produite par Martin Hannett, chez Genetic Records. Le résultat saute aux yeux et aux oreilles : Joy Division a besoin de Martin pour exister. Martin Hannett est devenu le cinquième membre du groupe, l’éminence noire de Joy Division. Ensemble, ils sont prêts pour le premier album officiel.
L’enregistrement s’effectue aux Strawberry Studios de Stockport sous la direction de Martin Hannett. Et c’est un travail acharné qui aboutit à l’éclosion de quinze titres. La tension électrique dégagée par le groupe, la voix sublimement fantomatique de Ian, les sons ciselés par Martin, tout est là pour « recréer cette obscurité millénaire, le vide, le peur de la nuit, les lumières, la pluie » (Martin Hannett). C’est une part de l’âme de Joy Division qui a été capturée et emprisonnée sur bande magnétique. Et cette ambiance de sinistrose se retrouve sur scène, où un Ian Curtis isolé semble incarner, à travers un discret éclairage (pour ne pas déclencher de crise d’épilepsie), le malaise social qui perdure. Jadis punk-rocker de seconde zone gauche et surexcité, Ian offre désormais sur scène une silhouette frêle et délicate agitée de soubresauts spasmodiques, une voix neutre et puissante, et des yeux vides et délavés par lesquels transpirent sa propre anxiété et celle de l’humanité toute entière. Ian, pantin désarticulé, exécute sa danse macabre avec une morbide obscénité pour supporter sur ses épaules tous les malheurs du monde. Monde qui le lui rend bien, car désormais Joy Division est devenu une véritable tête d’affiche et rencontre le succès dans toutes les villes où il passe : Londres, Leeds, Brighton, Sheffield et bien évidemment Manchester. Pour citer Steve Taylor du Melody Maker : « Joy Division transcenda la soirée avec la frénésie extrême de leur prestation… Paroles d’apocalypse, désespoir et fragmentation, voilà leur musique qui agit comme un exorcisme de la passivité et de la négligence, si proche de la résurrection de l’esprit primordial du rock tel que je l’espère depuis longtemps. »



6- Heart and Soul
I can’t see it getting higher
Systematically degraded
Emotionally a scapegoat
I can’t see it getting better

(The Sound of Music)

Je ne sans pas cela aller mieux
Systématiquement dégradé
Souffre-douleur émotionnel
Je ne sens pas d’amélioration

(Le son de la musique)










Série de Fourier blanche en 3D sur fond noir : voici enfin courant juillet 1979 le premier album de Joy Division : Unknown Pleasures. Les maîtres mots de cet album sont spleen, confusion, désordre, malaise et beauté glaciale. La quintessence de Joy Division après deux ans de dur labeur. Une véritable réussite pour une bande d’amateurs dans le sens noble du terme (Ian travaille alors à l’ANPE de Manchester et Peter est tantôt docker, tantôt cuisinier dans un camp scout). L’atmosphère imprégnant l’album, et que Baudelaire n’aurait pas dédaigné, laisse une impression sournoise de pesanteur oppressante, étouffante, angoissante. Oyez toutes et tous, la Cold Wave vient de naître, drapée dans ses magnifiques volutes glacées et impérieuses. Toute la souffrance de Ian Curtis, propulsée par sa voix d’outre tombe et ses textes époustouflants, navigue aux seins des flots sonores sombres et sournois de la basse proéminente de Peter Hook, qui relègue au second plan les riffs lames de rasoir de Bernard Sumner et les roulements hypnotiques de Stephen Morris. Quant au travail de Martin Hannett, il est tout simplement splendide, tant il a su apporter à l’ensemble une texture dense et somnambulique, en enregistrant les instruments ensemble et non séparément, et en ajoutant quelques sonorités bien senties, telles que des bris de verre ou des grincements de câbles d’ascenseur. Quant aux critiques, elles sont unanimes : Unknown Pleasures est le meilleur album rock du moment.


7- New Dawn Fades
Someone take these dreams away
That points me to another day
A duel of personalities
That stretch all true realities
That keep calling me

(Dead Souls)

Quelqu’un a tué ces rêves
Cela m’oriente vers un jour nouveau
Un duel de personnalités
Qui déforme toutes les vraies réalités
Cela continue à m’appeler

(Les âmes mortes)









 


La succession intense des concerts (dont celui de l’Electric Ballroom de Londres qui attirera 1200 personnes) provoque fatigue et énervement au sein du groupe. Sur scène, Peter éjecte d’un violent coup de pied un photographe trop empressé. Ian est lui tiraillé entre deux mondes. D’un côté : sa femme, sa fille et un job qu’il exècre. En face : l’univers vampirique d’un Joy Division qui absorbe en succion régulière toute son énergie, sa folie créatrice et son mal-être pour le recracher à la face du monde. Mener deux existences en parallèle n’est plus possible, et en septembre, chaque membre du groupe quitte son travail. Joy Division devient un groupe professionnel, comme ceux avec qui ils participent au festival Futurama : A Certain Ratio, Public Image Limited (le nouveau groupe de Johnny Rotten), Orchestral Manœuvres In The Dark. Leur performance est une fois de plus acclamée par la presse musicale, mis à part quelques journalistes tels que Dave McCullough, qui les accable d’hypocrisie et d’étroitesse d’esprit. La réponse de Peter tiendra en deux mots : « Fuck off !!! ». Mais Ian, lui, ne joue pas, et c’est dans un grand état d’épuisement et de confusion qu’il termine chaque concert.
Avant de reprendre la route pour assurer la première partie de la tournée britannique des Buzzcocks, Joy Division donne un concert d’anthologie à la Factory I. Peu avant de montée sur scène, Ian est victime d’une de ses énièmes crises d’épilepsie. Alors que le manager de la salle s’apprête à annuler le concert, Ian, à peine remis, fini par se remettre sur ses jambes et déclare que tout ira bien. La tension régnant alors se répercute sur la performance du groupe et Joy Division fournira une de ses meilleures prestations, à peine entachée par l’assaut hargneux de Peter Hook, frappant avec sa basse un spectateur monté sur scène, avant de la jeter à terre et de regagner les loges visiblement en colère.


8- Dead Souls
I see you fade away
Don’t ever fade away
I need you here today

(Digital)

Je te vois disparaître
Ne disparais jamais
J’ai besoin de toi ici aujourd’hui

(Digital)










Lors de la tournée qui s’en suit, Joy Division éclipse totalement les Buzzcocks, les balayant quasiment hors de scène, jouant même près d’une heure de rappel à l’Appolo Theatre de Manchester. Le groupe d’Howard Devoto et Peter Shelley s’est même retrouvé devant des salles se vidant à moitié, invraisemblable pour une tête d’affiche ! En parallèle, un nouveau 45 tours vient à paraître : Transmission, avec Novelty en face B. A la fin de cette chevauchée harassante, les Buzzcocks, visiblement masochistes ou pas du tout rancuniers, proposent à Joy Division d’assurer la première partie de leur tournée américaine. L’accord est entendu, et le Nouveau Monde est désormais à portée des quatre compères enthousiastes. Mais il sera dit que Joy Division ne verra jamais l’Amérique.
Le 16 novembre 1979, Joy Division enregistre pour la deuxième fois les Sessions de John Peel. Le résultat est de loin supérieur à leur premier essai, et ils en profitent pour faire découvrir deux nouvelles chansons : 24 Hours et le fameux Love Will Tear Us Apart, peut-être la chanson d’amour la plus glaçante de tous les temps. Afin de se préparer à la découverte de l’Amérique, Joy Division entame une tournée en Europe, débutant le 18 décembre 1979 à Paris aux Bains-Douches. Ils passent ensuite par la Hollande, où, faute de groupe pour assurer la première partie, ils font deux concerts par soir. Viennent ensuite la Belgique et l’Allemagne de l’Ouest. Lors de cette tournée à l’organisation précaire, Ian multiplie malaises et crises. Ce qui ne les empêche pas d’assurer chaque soir un concert différent du précédent en puisant au plus profond d’eux-mêmes. Le marathon achevé, le groupe se retrouve en studio pour composer de nouveaux titres : Komakino, Heart And Soul, Incubation, As You Said. L’orientation des textes, nourrie de l’épuisement physique de Curtis, se rapproche toujours plus d’une vision noire, pessimiste, désespérée, nihiliste. La Mort est devenue la nouvelle fiancée du groupe.
Arrivent ensuite les titres These Days, Sound Of Music et la première version de Love Will Tear Us Apart. Martin Hannett en profite pour se livrer à de nouvelles expériences, destinées à mettre en avant le côté obscur de Joy Division. Derrière ce travail, leur prochain album commence à se profiler.

9- Atrocity Exhibition
When routine bites hard
And ambitions are low
And resentments rides high
But emotions won’t grow

(Love Will Tear Us Apart)

Quand la morsure de l’habitude se fait vive
Et que les ambitions sont au plus bas
Et le ressentiment atteint des sommets
Mais les émotions ne poindront pas

(L’amour nous déchirera)










Aux derniers balbutiements de cette prolifique année, Joy Division collabore avec Jean-Pierre Turmel, fondateur du fanzine « Sordide Sentimental », dans l’élaboration d’un disque concept rapprochant le groupe des Romantiques allemands. Il se présente sous la forme d’un 45 tours, Licht und Blindheit, commercialisé en mars 1980 uniquement en France et à 1578 exemplaires. Il contient deux titres inédits : Atmosphere et Dead Souls. Cette parution coïncide avec la fin de l’enregistrement de leur second album le 30 mars 1980 : Closer.
Suivent, selon la routine habituelle, quelques concerts, dont un épique donné au Rainbow Theatre en première partie des Stranglers. Ce soir là, malgré les protestations de Ian, l’éclairage est particulièrement fort. Et ce qui devait arriver s’est produit. Vers la fin du concert, Ian, traversé de violents spasmes, s’écroule, bavant et suffocant, sur la batterie de Steve Morris. Le public, croyant à une mise en scène finale, clame à grands cris son enthousiasme tandis que le chanteur est traîné hors de scène en pleine crise de convulsions.
En préparation de la tournée américaine, qui doit débuter par New-York, la ville du Velvet Underground, huit concerts sont programmés dans le nord de l’Angleterre. Mais dans un souci de préserver la santé précaire de leur chanteur, seulement cinq seront joués,. Et dans les cinq restants, certains seront tronqués, comme celui de Bury où Ian ne peut interpréter que deux titres avant de s’éclipser, laissant Terry Mason, Bob Gretton et Peter Hook se défendre à grands coups de poings et d’instruments face à une horde de skinheads frustrés.
Un nouveau 45 tours sort le 18 avril 1980. Il contient les titres Komakino, Incubation et As You Said. Ceci permet aux fans de patienter avant la sortie de Closer. Le dernier concert de Joy Division a lieu à Birmingham le 2 mai. Le groupe y joue un nouveau titre, Ceremony, exécuté d’une voix spectrale par un Curtis à la silhouette agonisante. Une fois de plus, il sera évacué de scène, laissant le reste du groupe achever seul près de la moitié du set.


10- A Means to an End
Asylums with doors open wide
Where people had to pay to see inside
For entertainment they watch his body twist
Behind his eyes he says “I still exist”

(Atrocity Exhibition)

Des asiles aux portes grand ouvertes
Où les gens ont payé pour voir à l’intérieur
Pour s’amuser ils regardent son corps se tordre
Derrière ses yeux il dit « J’existe encore »

(Le Musée des Horreurs)









 


Joy Division a tout pour réussir : les ovations des critiques, le succès auprès du public, une tournée outre-manche planifiée, mais le destin devait continuer de s’inscrire d’une plume noire anthracite sur le grand rouleau universel avec le suicide de leur chanteur charismatique. La mort de Ian Curtis sera datée officiellement du 18 mai 1980. Il sera incinéré et enterré à Macclesfield, sa ville de naissance, le 23 mai. A l’annonce de sa mort, John Peel diffusera le 19 mai Atmosphere sur les ondes. Les autres membres du groupes sont abasourdis, Martin Hannett est lui très affecté par la disparition de son alter-ego. Mais Joy Division continue à vivre, et le 45 tours Love Will Tear Us Apart sort avec les deux versions de la chanson titre et These Days.
Puis, en juillet, paraît enfin Closer. La pochette prête à polémique : pourquoi choisir cette représentation saisissante d’un deuil alors que le cadavre de Ian Curtis est encore chaud ? Tout simplement parce que c’est l’ensemble de l’album qui s’inscrit sous le signe du deuil, froid comme la glace, brûlant comme la braise. L’association Hannett-Curtis a su mettre en avant un atmosphère magnifique imprégnée de noirceur extrême. Les arrangements exploitent au mieux les assises rythmiques du duo Hook-Morris soulignés par les riffs aigus de Sumner. Hannett a ajouté sa petite touche personnelle, mélangeant sons urbains, distorsions et nappes glacées de synthétiseurs, essayant des bricolages tels que la fixation de dômes de plâtre sur les toms de la batterie (amplifiant les rebonds de manière inquiétante), mettant en relief la voix de Curtis, plus dépressive que jamais. Ce n’est plus un enregistrement, Ian Curtis semble chanter directement depuis l’au-delà. Son fantôme hante le vinyle. Ce disque-testament est un ticket vers le musée des angoisses profondes, des cauchemars kafkaïens, d’une humanité qui disparaît note après note. Plus que chanter le malaise, il devient la désincarnation du mal-être fusionné à la beauté de l’Univers. Closer est l’enfant de Curtis accouché par Hannett, qui l’a affirmé : « J’ai fait ce disque pour qu’on souffre en l’écoutant. »
L’avis des critiques est à nouveau unanime, et chaque article encensant l’album est une pierre de plus ajouté au mausolée dressé en mémoire de Ian Curtis. Triste à dire, mais avec sa mort, c’est Joy Division qui a gagné une certaine crédibilité, de celles menant au Panthéon du Rock.



11- Ceremony
Don’t walk away, in silence

(Atmosphere)

Ne t’en va pas, en silence

(Atmosphère)










Curtis est entré dans l’arène, seul. Les torsions de son corps fragile ne sont plus. Ses comparses désormais livrés à eux-mêmes n’ont pas l’intention de baisser les bras. Ils prennent aux claviers une de leurs fans, Gillian Gilbert, et fondent le groupe de référence de la musique électronique : New Order. Encore un nom prêtant à polémique. Ils sont incorrigibles ! Quant à Martin Hannett, il ne s’est jamais remis de la mort de Ian. Certes il continuera son travail de producteur avec New Order (sur l’album Movement), ainsi qu’avec les Stone Roses et les Happy Mondays, mais le cœur n’y est plus.
Mais même éteint, la discographie de Joy Division continue de croître, avec la sortie de Still en août 1981, un double album de titres studios et live, et celle de Substance en juillet 1988, album compilation regroupant leurs singles. Sortiront également quelques albums live, tel que celui enregistré aux Bains-Douches, ainsi que l’enregistrement des deux Peel Sessions.
En plus de trois ans d’existence, et avec seulement deux albums, Joy Division aura révolutionné l’histoire du Rock. Ils ont innové, et ouvert une brèche dans lequel de nombreux groupes vont s’engouffrer, tels que Depeche Mode, U2 ou Echo and the Bunnymen. Et ce n’est pas étonnant non plus que Joy Division soit devenu une des références des premiers mouvements gothiques, au même titre que The Cure, Siouxsie And The Banshes , Bauhaus ou les Sisters Of Mercy.


 

 

Discographie
Unknown Pleasures
Closer
Substance
Still

Disorder
Day of the Lords
Candidate
Insight
New Dawn Fades
She’s Lost Control
Shadowplay
Wilderness
Interzone
I Remember Nothing

Atrocity Exhibition
Isolation
Passover
Colony
A Means to an End
Heart and Soul
Twenty Four Hours
The Eternal
Decades

Warsaw
Leaders of Men
Digital
Autosuggestion
Transmission
She’s Lost Control
Incubation
Dead Souls
Atmosphere
Love Will Tear Us Apart
No Love Lost
Failures
Glass
From Safety to Where
Novelty
Komakino
These Days

Exercise One
Ice Age
The Sound of Music
Glass
The Only Mistake
Walked In Line
The Kill
Something Must Break
Dead Souls
Sister Ray
Ceremony
Shadowplay
Means to an end
Passover
New Dawn Fades
Transmission
Disorder
Isolation
Decades
Digital

Pour ceux qui veulent en savoir plus, on peut citer deux livres tout à fait intéressants :

Joy Division, Lumière et Ténèbres par Fabien Ralon aux éditions Camion Blanc (livre retraçant l’histoire du groupe)

Ian Curtis, Joy Division, Histoire d’une vie
par Deborah Curtis, l’épouse de Ian, toujours aux éditions Camion Blanc (biographie de Ian Curtis, accompagné des textes des chansons de Joy Division en anglais et en français)

On peut également citer le superbe film de Michael Winterbottom : 24 hour party people, centré sur la personnalité de Tony Wilson, retraçant des premières aux dernières heures de la Factory, plus particulièrement le travail avec Joy Division, New Order et les Happy Mondays.

 

  ZeRipper